9.2. « ILS FONT LE TRAIL »
EPISODE#9-2 : La Vigie Trail – Laurent Ardito
Télescope à étoiles, Daron-bis d’élites, accompagnant-podium. Parlez-lui Raid Aventure, et observez son regard. Imaginez le 20 ans en arrière : entre zénitude de mon tonton Patrick, et dents serrées pour la gagne. C’est un tireur de fil rouge qui coud des success story. Et l’on raconte que Laurent Ardito n’a jamais lâché un athlète.
Éducateur et protecteur, il semblerait bien que ces deux valeurs lui causent toujours. Calmer les chevaux, modérer les VMA, le picador se réveille lorsqu’il faut secouer le km130, et bon dieu – tout lâcher, maintenant. Chez les Ardito, le sport se pratique en intégrale et au berceau. C’est une histoire de famille, et l’on aime autant l’ultra long, que la terre et l’eau. Cumulards de Brevets d’État, M. Ardito fait même le Maître d’École chez les grands garçons, ceux qui courent 24h à 4000m. Et pourtant, la disponibilité est intacte. Et si l’on replongeait en adolescence ? Imaginons : mercredi après-midi, on a cours d’EPS et l’endurance c’est rasoir. Mais Prof Laurent s’arrête, et se met à causer. Ou la suite de notre rencontre…
JG : En tant que témoin des 10 années d’explosion trail, quelle est ta vision du repérage d’athlètes ? crucial, déviant ?
LA : Le trail est jeune et suit toutes les étapes d’un sport en structuration. On ne peut pas comprendre ce qui se passe, sans faire l’analyse socio d’un sport émergeant, car toutes les étapes, incohérences, luttes, etc, ne sont que des répétitions de ce que l’on a vu : en Triathlon, en Raid Aventure, en VTT. Rien de super nouveau ! Déjà, s’il n’y a pas de marché, un sport nouveau se développe, puis vivote avec une sorte de palier ; mais il n’attise pas les convoitises. S’il y a un marché – et c’est le cas du Trail avec 680 M € en Europe – tout devient plus compliqué ! Le moteur unique devient alors l’argent et le pouvoir. L’amour de l’activité et de la montagne ? on oublie.
Le privé et le public commencent à se battre pour gouverner le mouvement. Les gros organisateurs revendiquent la pérennité de l’affaire et s’opposent aux fédérations, qui n’étaient pas là au début. Classique. Au final, l’état gagne toujours, c’est le cas de la FFA par exemple ! Mais certains évènements peuvent résister ou créer des ‘pseudo fédérations’, comme l’ITRA, l’UTWT , le Skyrunning, ou demain les Spartan Trail par exemple…Les marques et les Teams peuvent aussi revendiquer le pouvoir (c’est le cas en F1 !). Là, les Teams sont des écuries, groupes privés qui décident de tout, force 12.
En trail à un moment, nous (les Teams), aurions pu revendiquer notre rôle et constituer une Ligue Pro. On a même essayé avec Salomon, Adidas et Hoka… mais nous n’avions pas parmi nous, le mec assoiffé de pouvoir qu’il aurait fallu. Nous étions entre « gentils », avec Jean-Mi Faure Vincent et Olivier Gui, et ce genre de bande, ça ne marche pas trop dans ce genre de concours. Et je trouve que ce n’est pas plus mal !
JG : Et concernant l’évolution des compétitions elles-mêmes, quel est ton avis général ?
LA : Le trail est fait d’évènements en tout genre, mais je distinguerais 2 blocs. D’un côte : des évènements commerciaux aux avant-postes, que de nouveaux acteurs cherchent à pénétrer avec de nouvelles courses, mais sur un marché presque saturé. De l’autre : de très nombreux petits évènements associatifs. Pardonne ma déviance analytique ! mais je pense qu’on est en phase de régulation du marché. Certains évènements très médiatiques vont continuer à grossir, les plus petits vont mourir…mais le public risque de se tourner vers de petits évènements associatifs, avec des services moindres, mais une ambiance plus sereine, voir des projets Off.
JG : Avec Cathy, le public vous associe une image de présence extrême auprès des athlètes, très familiale, mais tout en restant discret. Cliché, ou vérité ?
LA : Nos médailles ne sont pas des victoires par athlètes interposés, la gagne appartient à l’athlète. Donc avec Cathy, nous n’avons pas d’ego à satisfaire sur ce plan là, ni envie, ni besoin de s’afficher avec les athlètes. Nous avons eu notre propre chemin dans le monde de la performance, et sommes en paix avec notre conscience sur ce plan. Tout ceci n’est qu’un feu de paille ! La reconnaissance privée de nos patrons, de nos sponsors…oui, celle-là compte vraiment ; car contrairement à ce que l’on croit, les relations pros avec un vrai intérêt partagé sont durables. Un texto du Japon après un UTMB victorieux, ça vaut des points, ça pèse sur l’avenir !
A l’opposé, la relation avec l’athlète est forte dans l’instant, mais reste très volatile. Elle ne durera que le temps de l’intérêt mutuel. Il peut en rester une amitié, une complicité, mais cela n’a rien à voir avec le niveau des succès partagés ou pas. Parmi mes amis les plus proches, j’ai d’anciens athlètes du team, mais pas forcément les meilleurs palmarès.
JG : qu’y aurait-il d’insupportable, dans ce métier que beaucoup idéalisent ?
LA : Rien de plus que dans toute activité sociale, ou entreprise. A la base, des rencontres, des idées, des projets, des aventures, des joies, des peines, des fidélités, des trahisons … la vie quoi. Le sport de haut niveau n’est qu’un accélérateur de vie. On vit plus vite, plus fort, ce n’est qu’une part de son existence, mais ce n’est pas la vraie vie, il ne faut pas tout mélanger.
JG : Un athlète prometteur, peut-il vite risquer de se gâcher – voire être en danger – s’il n’est pas encadré au plus tôt ?
LA : Si on parle de top athlètes (je préfère un peu à «élite », tu auras remarqué), oui la situation est très anxiogène – surtout avec l’épisode que nous vivons (COVID + stabilisation du marché trail), car les budgets marketing vont être sévèrement réduits demain.
Le trail a besoin d’ambassadeurs, de leaders d’opinion. Les marques se sont appuyées sur eux pour populariser l’activité, les organisateurs aussi. Les athlètes ont d’abord été exclus de la boucle économique et c’était un vrai scandale. J’ai assez râlé contre ça et me suis fait des ennemis. Depuis, Les athlètes ont été intégré, mouais, plus ou moins. Disons que les choses se régulent, mais ils sont trop nombreux à prétendre à ce statut et la crise actuelle ne va rien arranger. Une fois de plus, je dirais qu’on est un peu comme en Triathlon : une poignée d’athlètes arrivent à en vivre, mais sur les rares objectifs de l’année, ils ont la peur au ventre de perdre des contrats très volatiles.
Ensuite, on a une pléthore d’athlètes revendiquant ce statut « élite », mais avec de si petits contrats ! Ce sont plutôt des travailleurs pauvres. Le marché progresse, mais n’est pas assez gros pour les absorber et je ne suis pas certain qu’il le soit un jour. Aux US, ils ont pas mal de « pros », mais c’est un gros marché et ce sont surtout des backpackers, qui dans la tradition des grimpeurs ne possèdent pas grand-chose et vivent dans leur van au pieds des spots. Par exemple, ma bonne amie Meghan Kimmel : elle a fait ce choix de vie, et elle est en accord avec sa précarité. En Europe, les athlètes ne sont pas prêts à dormir par terre la veille d’un Ultra. Et je trouve ça plutôt normal.
Autre élément crucial : le boom des influenceurs et autres instagrameuses…qui sont en concurrence directe avec les athlètes ! pas forcément les quelques tops mondiaux, mais tous les autres. On peut en penser ce qu’on veut, c’est une réalité.
JG : Est-ce pénible de lâcher, ou d’accepter le chemin propre d’un athlète, une fois qu’il prend son envol, voire s’éloigne ? (On croirait un cours de sciences naturelles !)
LA : Mais toute vie bien menée doit conduire à l’indépendance ! Et mon premier métier, c’est formateur, pas gourou. Donc si tu fais bien ton job, un athlète que tu accompagnes dans la durée, devient de plus en plus indépendant. Mais là aussi, il faut prendre du recul et avoir une bonne connaissance de l’histoire du sport en général. Lorsque tu accompagnes un jeune en devenir, encore inconnu (et on vient d’en recruter un bon nombre en ce moment en Europe), personne ne s’intéresse à eux. Personne. Dans cette première phase, l’entourage immédiat des athlètes ne sait pas comment te témoigner toute sa gratitude pour l’aide, l’appui, le temps que tu consacres au « petit prodige ».
Puis le temps passe, les succès arrivent et ce même cercle intime s’élargit : l’entourage change de statut, et veut être acteur. Un athlète c’est fragile, la charge mentale est considérable et la plupart sont donc sous influence – et c’est normal. A un moment, ce cercle pense pouvoir mieux faire et veut sa part de lumière, c’est humain. Il y a quelques athlètes dotés de personnalités fortes, qui gardent une vraie capacité de décision personnelle, et savent rester au centre du dispositif. Ils managent tout un écosystème et sont les ingénieurs de leur destin, faisant collaborer toutes les sphères : famille, amis, staff, sponsors … en étant capables d’arbitrer. Mais très costaud, très rare. « L’envol », c’est donc la trajectoire normale d’une fin de carrière, et plus il y a d’argent et de surface médiatique en jeu, plus cette étape est délicate.
Texte Julien GILLERON
Crédit photo Erwan Merendet ┬® Erwan Merendet